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Venir au monde

 

Un jour de 2008, Gemma reçoit un appel téléphonique de Gojko et s’envole de Rome pour Sarajevo où son fils, Pietro, est né, et où son mari, Diego, est mort. Au cours de ce voyage, elle revoit les lieux et revit son histoire dans cette ville qui porte encore les marques de la guerre : son histoire d’amour avec Diego, un photographe fantasque et blessé, dont tout semblait vouloir la séparer, leur désir d’enfant, irrésistible et désespéré. Leur histoire cahotique s’est mêlée au destin de la ville martyre, de ses habitants traqués, soumis au malheur et aux snipers, mais s’efforçant de rester dignes.

« Non, je ne me rappelle pas exactement le moment où le fil de la normalité se brisa, le moment où les chiens coururent se cacher…

Il y avait du linge étendu. C’était le printemps, la saison du grand nettoyage, des fenêtres ouvertes. De temps en temps, un corbeau croassait dans les rues, sans attirer l’attention. Sarajevo était une ville pacifique où personne ne s’interrogeait particulièrement sur l’ethnie de ses voisins : les habitants  s’aimaient ou se détestaient en vertu de leurs sympathies, comme dans n’importe quel endroit au monde. »

 

Un souffle parcourt ce roman, le souffle de l’amour et de l’amitié, le souffle des obus qui percent le ciel de Sarajevo, le souffle de la quête opiniâtre de Gemma et Diego, le souffle de la résistance.

« La propriétaire de l’auberge située au pied du Trebevic continua chaque matin de dresser la table pour le petit déjeuner. Il n’y avait rien à manger, pas même du pain sec à donner aux poules, il n’y avait que des tasses ébréchées, des fenêtres sans vitres, mais elle s’obstina, refusant de céder aux soldats des montagnes. Elle s’obstina comme les bêtes, qui restent en vie tant qu’elles tiennent debout. Elle se levait de bonne heure, puisait de l’eau au puits, préparait du café. Elle dressait la table pour ses clients dans l’attente de la paix. Elle scrutait l’aube; le vieux coq en fer sur la porte, harcelé par les coups de feu des soldats saouls qui s’exerçaient au tir. Il était impossible que quiconque se présente – touristes, couples en fuite, commis voyageurs de Dubrovnik ou de Mostar – , pourtant chaque jour que dura ce maudit Siège, Anela dressa ses tables en bois. Les diables étaient entrés, ils avaient volé tout ce qu’il y avait à voler, il ne restait même plus une cerise. Elle avait ramassé ses tasses, les avait recollées, disposées chaque matin sur les tables nues – colombes lasses, immobiles, dans l’attente de la paix. C’était sa fierté, et sa fierté fut sa résistance. »

 

C’est aussi un roman qui parle de filiation, de maternité et de paternité : « venir au monde » ne parle pas seulement de naissance mais aussi de comment devenir mère, comment être père quand soi-même on n’a pas été aimé; de très beaux moments aussi sur l’amour timide et fort du père de Gemma envers ce couple ballotté dans la guerre.

Les vers de Gojko, tantôt étranges, tantôt triviaux, rythment les événements.

Le fil blanc de l’aurore suffira-t-il

à nous séparer de la nuit ?

Nous reverrons-nous ?

L’écriture de Margaret Mazzantini (fille d’un peintre irlandais et d’une écrivain italienne) est parfois minimaliste, souvent âpre et sombre, à l’image de la quête et du désarroi de Gemma, de la colère, du sentiment d’incomplétude qu’elle ressent depuis l’enfance.

Sur des thèmes certes sombres, un très beau roman.

 

Venir au monde, de Margaret Mazzantini, Robert Laffont Pavillons, 2010 – 455 pages