Antoine, bientôt la quarantaine, est revenu vivre chez ses parents après sa rupture avec Karima. C’est aussi le moment où son usine, qu’il finira par appeler du terme globalisant « Lusine », a obligé les ouvriers à prendre toutes leurs RTT d’un coup pour pouvoir fermer quinze jours. Une délocalisation au Brésil est en vue. Les parents d’Antoine ont fait toute leur carrière comme ouvriers et y ont trouvé un sens à leur vie. Malgré tout leur amour et leur sens de l’accueil, ils ont toujours été un peu démunis face à ce fils plein de colère rentrée.
Devant eux, devant Loïc, son frère instituteur, « casé dans la vie », devant Karima, la femme prof de français qu’il aimait, Antoine s’est toujours senti décalé, pas tout à fait à sa place, les mots lui ont toujours manqué. Sauf pour exprimer sa rage au syndicat. Quand il retrouve Marcel, le bouquiniste, une porte s’ouvre dans sa tête et dans son coeur, il rêve de partir au Brésil, à Monlevade, là où Lusine sera délocalisée. Jean de Monlevade, c’est justement un Français qui a mis en place la sidérurgie brésilienne…
Comme l’explique Jeanne Benameur à la fin du livre, elle a voulu écrire ce livre parce que les ouvriers d’Arcelor-Mittal à Montataire et ceux de Godin à Guise l’ont touchée dans les groupes de parole auxquels elle a participé. Le groupe Mittal investit vraiment au Brésil, à Monlevade, et elle a découvert l’histoire de Jean de Monlevade.
Bien sûr, le livre rend hommage à ces gens privés de parole, passés au rouleau compresseur de la mondialisation. Et à ce titre-là, c’est un récit qui sonne juste. Mais c’est aussi, comme la couverture le suggère, l’histoire singulière d’un envol, celui d’Antoine qui, grâce à l’amitié de Marcel, grâce aux livres, parvient à taire la colère et le malaise qui l’étouffent pour habiter sa propre vie, ses rêves, ses désirs. Et dans cette découverte, il s’interroge et nous interroge sur les valeurs qui construisent notre être, il parvient à faire place aux rêves des autres, ceux de son père qui lui paraissaient si étriqués, ceux de la femme qu’il aime.
Un récit de révolte et de liberté, de passion et d’amitié, servi par une très belle écriture, sensible et poétique, qui nous provoque à nous demander si nous ne sommes pas nous-mêmes engourdis dans un système qui nous maintient bien au chaud.
« Je pèse chaque pierre qui tombe de ma poitrine dans les rythmes manouches et je repense à toutes mes nuits solitaires quand je marchais dans les rues et que je regardais comment est construite une ville.
Comment je suis construit, moi, dedans ?
Toutes mes années, comme des bâtiments posés les uns contre les autres. Sans harmonie. Rien que du disparate. Et même plus d’espace pour que l’air passe entre mes côtes, comme la lumière entre les ruelles.
A l’intérieur, je me sens disjoint. » (p. 47)
« Pourquoi la vie des uns ne pourrait-elle pas éclairer celle des autres ? Sinon c’est quoi une société. Je veux que la vie des ouvriers brésiliens éclaire quelque chose pour moi. C’est quoi le travail pour eux ? Je veux apprendre ça. Je veux aussi que la vie de Jean de Monlevade éclaire quelque chose pour moi. C’est quoi, oser ? C’est quoi, partir ? Tout quitter ? » (p. 100)
« J’ai toujours aimé les fous, Antoine. Les décalés, c’est les seuls qui lui laissent la place, au désir. Dans le décalage, c’est là. Je me méfie des gens trop bien installés, riches ou pauvres, dans leur peau, garantie cent pour cent tranquilles. J’aime pas les cimetières ambulants. La moitié des gens sont déjà morts. Tu vois, au marché, j’ai appris plein de choses. Combien j’ai de clients, moi, sur tous ceux qui achètent au marché ?… même pas dix pour cent ! Ceux-là en plus des carottes et des pommes de terre, il leur faut une épice, le goût de quelque chose d’autre. Ils viennent le chercher dans les livres. Sinon ils savent bien que toutes les carottes du monde, même bio, et tous les steaks, ça ne servira pas à grand-chose pour traverser les jours. Dans les livres, il y a le décalage. La place pour le désir. » (p. 165)
Jeanne BENAMEUR, Les insurrections singulières, Actes Sud, 2011
Allez lire les avis très positifs de L’encreuse, de L’or des chambres et de Noukette.
Et bien, comme d’habitude, tu m’as convaincu. Merci, Anne !
Merci aussi, Richard ! Les autres billets que je cite sont bien plus enthousiastes que moi, n’hésite pas à les lire !
Je suis une inconditionnelle de Benameur ! J’ai adoré celui ci de même que Les demeurées ou encore Laver les ombres, quelle plume ! D’autres m’attendent dans ma PAL, mais je les lis de façon espacée, pour faire durer le plaisir !
J’ai Les demeurées au chaud aussi (un petit folio à 2 euros, hein, c’est rien). Et le titre « Laver les ombres » me tente… énormément !
Je l’ai réservé à la bibliothèque. Je suis impatiente de l’avoir maintenant.
Il devrait te plaire, je crois !
Rien pour l’instant à mon actif concernant cette auteure mais « Laver les ombres » est dans ma PAL. J’ai beaucoup apprécié ton : « …à nous demander si nous ne sommes pas nous-mêmes engourdis dans un système qui nous maintient bien au chaud. ».
Le roman parle de sujets très actuels mais sans moralisme ni facilité, du coup il appuie efficacement sur les bonnes questions.
Il est à la bibli, j’ai lu un article dans un magazine, puis ton billet, là je sens que je vais craquer (demande journées de 30 heures… ^_^_)
Seulement trente heures ?? J’espère que le livre te touchera toi aussi.
Une jolie couverture qui illumine de nombreux blogs en ce moment. Il devrait tôt ou tard arriver ici, j’avais aimé « les demeurés » du même auteur.
Je l’ai aussi, mais le livre de la bibliothèque est passé en premier ! Et le titre « Laver les ombres » me fait rêver (je me répète !)
J’aime beaucoup ce que tu dis d’Antoine, la façon dont tu le décris.Le personnage semble très attachant et on aurait envie de le lire pour ce que tu dis de lui.
Je pense que Jeanne Benameur entre bien dans l’univers de ton blog, si tu ne la connais pas, il faut que tu la lises ! Pour ma part, je continuerai à dénicher des titres d’elle (les romans semblent assez courts, ce sont presque des nouvelles parfois, comme Les demeurées, ou Les reliques).
Une auteure qui m’est encore inconnue. Une bonne idée que je note. Merci !
Elle en vaut la peine !
Il me fait envie depuis un moment celui-ci et tu lui donnes un souffle supplémentaire !! je le (re)souligne…
Il paraît que Jeanne Benameur est passée à La grande librairie et a fait grande impression ! Souligne, souligne, Asphodèle.
Bon même si ce n’est pas un coup de coeur j’ai l’impression que tu l’as tout de même beaucoup aimée, non ? Bisous Anne et bonne journée
Bien sûr, j’ai aimé et c’est grâce à toi que j’ai prolongé mon emprunt de bibliothèque et que je me suis obligée à le lire !! Merci, L’or…
je l’ai vue à La grande Librairie et elle est très sympa, ce qui ne gâche rien !!^^
Encore une auteur à rencontrer le plus vite possible alors !
j’ai très envie de découvrir l’auteur, mais comme tant d’autres!!! grrrr!! à quand des journées de 48h???
Au moins 48h 🙂 Les demeurées, c’est un tout petit roman, un Folio à deux euros. Les reliques, pareil, un tout petit Babel pour découvrir… Allez, laisse-toi tenter !!
Il est sur ma PAL depuis sa sortie. Je n’ai que trop attendu
Allons bon ! Le livre n’est pas si vieux que ça, mais il fera un tout petit peu maigrir ta PAL (il est assez court, quand même). Haut les coeurs !
Je suis ravie si j’ai pu contribuer à prolonger ton prêt et lire ce livre magnifique Bisous, bisous et bon week end
Bon week-end, L’or !
Pas trop tentée pour ma part, je n’apprécie pas bien ce genre de roman très en phase avec l’actualité et la société.
C’est drôle, en écrivant ce billet je me disais que cela pourrait te plaire. Comme quoi… si tu dois passer ton chemin, il vaut mieux ne pas être déçue !
Une auteure dont j’ai beaucoup aimé Présents et Pourquoi pas moi ? (en littérature jeunesse – mes élèves ont beaucoup aimé aussi). A la suite d’une petite indigestion littéraire, je me cantonne actuellement à l’intégrale Mafalda et aux livres en anglais.
Voilà encore d’autres titres de Jeanne Benameur que je ne connaissais pas ! Des livres en anglais, j’aimerais bien cette petite évasion mais je ne sais point lire en VO…
Présents raconte une journée bien particulière dans l’année scolaire : celle du conseil de classe du troisième trimestre. Certes, les personnages sont « d’un bloc », la prof d’espagnol est un poil caricatural, mais la vision de l’enseignement est assez juste et pas totalement désespérée. Pourquoi pas moi ? est l’histoire d’une gamine qui veut être intégrée dans une bande d’adolescent et se lance dans un défi physique singulier, qui aura des conséquences douloureuses pour elle. J’avoue que je teste le livre avant de l’acheter : si je parviens à lire deux pages sans trop de problèmes, c’est bon. Sinon, je renonce.
Merci pour toutes ces infos et bonne lecture. Moi j’y retourne.
j’ai vraiment très envie de lire ce livre, en plus mon mari travaille chez Arcelor-Mittal, je connais bien tout ça!
Evidemment ce n’est qu’un roman, mais tu auras un éclairage singulier.