Hélène est victime de harcèlement et d’intimidation à son école. Elle trouve alors refuge dans le monde de Jane Eyre, le premier roman de Charlotte Brontë…
Derrière cette couverture délicate se cache un petit bijou de BD, d’histoire, de sensibilité, de… plein de qualités !
Hélène se trouve bien trop grosse. Elle a bien intégré les remarques désobligeantes et incessantes que ses « copines » d’école lui envoient. Tout ça à cause d’une robe fabriquée maison par sa mère et portée fièrement alors que la mode en est passée. Et voilà comment le harcèlement peut se déclencher : à partir d’un rien (enfin c’est mon regard d’adulte). Alors pour échapper à ce quotidien de souffrance, Hélène se réfugie dans les livres et particulièrement dans l’histoire de Jane Eyre, cette fille au physique banal qui maîtrise ses émotions et qui parvient à sortir de sa condition d’orpheline.
L’histoire imaginée par Fanny Britt est pleine de sensibilité, de délicatesse par rapport à cette très jeune fille, ses relations aux autres, à sa maman, à son corps. Le dessin d’Isabelle Arsenault est léger sur la page : dans les tons gris et sépia quand il accompagne Hélène, il s’orne de feuillages tout en rondeur et de couleur quand Jane Eyre, l’héroïne d’Hélène vient lui apporter du réconfort. C’est aussi l’occasion de découvrir cette héroïne et d’avoir envie de (re)lire son histoire. Quant au renard… je vous laisse le découvrir dans ces pages pleines de finesse !
Isabelle ARSENAULT et Fanny BRITT, Jane, le renard et moi, Editions La Pastèque, 2012
« On aurait tort de caractériser la poésie du Noroît par la désillusion ou par un pur intimisme, si l’on entend par ce dernier terme un repliement narcissique sur soi. Au contraire, il s’agit, à partir d’une position individuelle, d’assumer un rapport global au monde, à ses lieux, à ses corps désirants ou souffrants, à son étrangeté pleine de détails signifiants, à sa durée exigeante. » (Pierre Nepveu, préface)
La présente anthologie rassemble des textes de Geneviève Amyot, Michel Beaulieu, Paul Bélanger, Jacques Brault, Hélène Dorion, Louise Dupré, Paul Chanel Malenfant, Pierre Nepveu et Marie Uguay. Choisis par Álvaro Faleiros et accompagné d’une préface de Pierre Nepveu, ces poèmes illustrent à leur manière le riche éventail des œuvres diffusées par les Éditions du Noroît depuis la fondation de cette maison en 1970. Ce recueil a d’abord paru en 2002, en édition bilingue, portugais-français, sous le titre de Latitudes, diffusé au Brésil par Nankin Editorial.
Pour notre rendez-vous poétique avec Marilyne, j’ai choisi ce petit recueil publié par Bibliothèque québécoise, qui réédite des classiques du patrimoine de la littérature québécoise (un peu comme Espace Nord en Belgique). Je dois avouer que je n’ai pas tout apprécié de ma lecture mais je vais essayer de donner quelques notes sur les auteurs et quelques extraits.
Geneviève Amyot et Michel Beaulieu, l’une d’un surréalisme peu accesible et l’autre d’une poésie organique, m’ont laissée de côté.
De Paul Bélanger je retiens ces deux vers, si essentiels pour notre temps :
L’homme depuis l’origine des routes
fait corps avec la terre (Retours)
Jacques Brault unit amour, solitude, nature et même déliquescence.
Hélène Dorion aime parler de la mémoire, le temps qui passe, les blessures intimes :
On finit par répondre
qu’on est là, faire signe
parmi nos absences
ne plus fuir la mémoire
de certaines faille qui blessent
plus que d’autres
On finit par s’ouvrir
au silence qui revient
et ne plus répondre
au bruit des pas, ne plus croire
qu’on a aimé, soutenu un instant la beauté de notre vie
On finit par sentir le temps
qui replie nos regards
lentement les referme, comme une blessure
dont on ne sait plus parler (Les états du relief)
Louise Dupré évoque la relation au père (toxique, sans doute). Elle dit la séparation, les départs, les deuils.
Le départ
Certains matins on croit
au bonheur
de juillet
quand les draps en fleurs
claquent sur les cordes
tu renies alors la douleur
des gares
et cette femme
qu’on voit de dos
monter dans le premier train (Noir déjà)
De Paul Chanal Malenfant j’ai retenu ce poème :
L’image invente des histoires, hiéroglyphes,
taureaux tracés sur les parois, cœurs griffonnés
à la hâte.
Il s’agit de voir plus loin que la ligne d’horizon,
de passer la frontière des paupières.
Plus juste que les mots la trace des visages dans l’espace du rêve. (Fleuves)
Enfin Marie Uguay met en parallèle les îles et la solitude, dont elle trouve les traces, les échos dans le quotidien.
Pour accompagner ces textes pas simples d’accès, je vous propose ce tableau :
Marcelle Ferron, Untitled (vers 1963-1964), huile sur toile
Marilyne nous propose aujourd’hui un poème de Garcia Lorca.
Petite anthologie de la poésie québécoise – Poètes du Noroît, Bibliothèque québécoise, 2003
Petit Bac 2022 – Art 2
Après ce billet, je me mets en pause jusqu’au 20 juin : mon agenda scolaire est trop chargé pour que je puisse rédiger des billets de lecture ou de musique !
Pour commencer cette nouvelle année, j’inaugure un nouveau rendez-vous mensuel autour de la poésie avec ma copine Marilyne. Chaque premier mercredi du mois (sauf exceptions tout à fait plausibles), nous vous présenterons de la poésie : un texte, un auteur, un recueil… avec des liens avec d’autres formes artistiques. Ca me fait plaisir qu’on se rejoigne sur ce projet, car s’il y a longtemps que je n’ai plus présenté de poésie ici, j’en lis et j’en achète régulièrement. (Mais je ne vous présenterai pas spécialement des nouveautés…)
En ce mois de janvier, je vous invite à découvrir la poétesse québécoise Hélène Dorion, née en 1958, à travers ce recueil Comme résonne la vie, dont voici le poème inaugural :
Comme résonne étrangement la vie que tu vois se lever, au milieu du brouillard de l’enfant que tu étais, hier encore à la table où ton père, où ta mère fouillaient le quotidien, sarclaient la terre, arrachaient les herbes égarées parmi les tulipes hautes qui flottent encore dans le jardin comme des étoffes, et mesurent les vents à venir.
Alors, comme résonne étrangement la vie derrière la tempête qui broie ton corps d’enfant, jette des marées de solitude sur tes rêves, crois-tu, un mouvement de lumière gagne sur la brume peu à peu tu défriches la forêt du passé, vois le chemin où naissent et glissent dans la terre les fragiles espérances.
Tu entends soudain la pulsation du monde déjà tu touches sa beauté inattendue. Dans ta bouche fondent les nuages des ans de lutte et de nuées noires où tu cherchais le passage vers l’autre saison
et comme résonne étrangement l’aube à l’horizon, enfin résonne ta vie.
A travers ses poèmes, Hélène Dorion dit le voyage personnel, l’histoire humaine, souvent marqués de grands vents et d’hivers froids, mais toujours reliés à la nature, une ancre qui permet de ne pas se noyer dans les grands fonds, de comprendre le chemin, de se révéler au bout de la nuit. Plusieurs poèmes sont écrits tantôt en tu, tantôt en je, creusant le mystère de notre présence au monde.
Horizons 2
Tout ce qu’il faut de lumière, tout ce qu’il faut d’ombre pour tenir au faîte de soi-même, être libre, crois-tu, être vraie pour autant que cela veuille toujours dire quelque chose, aujourd’hui que soufflent sur tes pas les vents durs ta main s’agrippe où persiste l’éclaircie.
C’est en haut, tout en haut qu’est ta vie tu entres par le feu, tu sais désormais le mensonge, désormais la trahison, l’orage a secoué le navire, arraché les mâts, le choc t’a projetée si loin — soudain tu n’entends ni ne vois d’horizon, ne touches ni l’amour ni l’oubli de l’amour.
Mais la rive, tu devines une rive au milieu de nulle part une voix creuse et affouille l’obscurité le temps bientôt remuera de nouveau — chaque heure contient ta destinée.
(p. 38)
Quelques textes disent aussi la richesse des mots, des poèmes sur lesquels on peut compter pour creuser la fragilité et s’accrocher aux branches solides ou aux frêles bourgeons.
Les mots dans la bouche d’un livre qui les abrite et les confie à l’or et au plomb, tu ouvres la porte du jardin d’encre et de papier, jardin de roses et de soie.
Une phrase recompose l’espace en détache le passé incertain comme une empreinte rejoint ce qu’il efface il est temps de rendre les mots à ce qui les tient à l’abri
comme un nid fragile au bout de la branche, de les recueillir qu’ils épuisent le manque et couvrent chaque chose de leur souffle, disent la matière lumineuse qu’ils ramènent vers nous.
(p. 52)
Impossible de ne pas sourire et noter l’un des derniers poèmes du lire, p. 63 :
Tu aurais lu tous les livres sur les rayons les nouveaux comme les anciens, les grands et petits formats, ceux qui traînent depuis des mois, entamés ou pas même ouverts, ceux d’auteurs complices
Tu aurais lu les plus sombres les légers, les illisibles et même ceux qui cassent comme glaces du fleuve, t’inventent un estuaire ceux qui bousculent t’abandonnent au milieu ou te poussent du haut d’une falaise vers ton dénouement ceux qui creusent, touchent ton cœur remuent encore, une fois rangés sur le rayons, ceux
qui ont mis ta vie sens dessus dessous et ne se referment pas, tournent encore autour de toi, ceux qui s’accumulent sur la table du sommeil que tu croyais connaître par cœur, n’entrent pas dans la poche des heures, courbent l’échine, ont l’épine à l’envers, restent sur le dos de la couverture cachent leur vrai visage, ceux qui à la fin, te diront que la vie tient aussi aux histoires qui la racontent, aux mots qui surgissent par la fenêtre à ce qu’ils éclairent dans la forêt de tes pas.
Pour accompagner ce billet, comme il est souvent question d’hiver et d’arbres dans ce recueil, je vous propose de contempler ce tableau de Camille Pissarro, Paysage enneigé à Eragny avec un pommier. Et pourquoi pas, d’écouter L’hiver des Quatre saisons de Vivaldi ?
Hélène DORION, Comme résonne la vie, éditions Bruno Doucey, 2018
« Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j’ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j’ai un trou dans le cœur. »
Orient-Occident. Saigon-Montréal. C’est le parcours de Mãn, une jeune femme que sa mère a voulu protéger en la mariant à un restaurateur vietnamien exilé au Québec. Mãn a appris à grandir sans rêver, à vivre transparente. Mais en cuisine, lorsqu’elle réinterprète les recettes toutes simples de son enfance, les émotions se déploient. Un bouillon à la tomate rappelle les déchirements d’un peuple, un dessert rapproche deux cultures, et l’art d’émincer le piment en dit long sur celui de la séduction… Dans un subtil balancement entre passé et présent, entre ici et là-bas, Kim Thúy dessine une mosaïque où se mêlent la mémoire, l’amour et l’enrichissement d’être ailleurs.
Man signifie « parfaitement comblée » ou « qu’il ne reste plus rien à désirer » ou « que tous les voeux ont été exaucés ». Les apparences pourraient le laisser croire : Man, élevée et protégée par une femme qui n’est pas sa mère biologique, a pu quitter le Vietnam et les drames du régime communiste pour vivre à Montréal, mariée à un homme qui la respecte ( mais pour qui il n’est que normal qu’elle remplisse ses devoirs d’épouse à l’orientale) et qui lui a donné deux enfants. C’est une femme discrète, effacée, qui ne montre pas ses sentiments. C’est en cuisine, dans le restaurant de son mari, qu’elle déploie ses talents en offrant aux clients des plats délicatement relevés qui rappellent au palais les saveurs du pays natal. Et c’est ainsi qu’elle attire l’attention et l’amitié de Julie, une Montréalaise qui va ouvrir avec Man une boutique restaurant atelier culinaire qui va permettre à la jeune exilée de déployer ses ailes et d’expérimenter l’amitié, l’expression des émotions, la tendresse physique, et même l’amour fusionnel et déchirant avec Luc.
C’est un texte court, tout en retenue, en pudeur mais brûlant d’émotions, d’odeurs et de saveurs tantôt douces, tantôt amères. Il évoque l’exil, la mémoire, l’écart entre la culture d’origine et la culture d’adoption, l’apprentissage de la langue de l’exil, la reconnaissance du coeur. Un petit bijou de littérature que nous offre une fois encore Kim Thuy, qui parle d’expérience.
Et malgré la minceur du roman, j’avais envie de noter beaucoup de passages !
« Voilà pourquoi je m’appelle Man, qui veut dire « parfaitement comblée » ou « qu’il ne reste plus rien à désirer », ou « que tous les voeux ont été exaucés ». Je ne peux rien demander de plus, car mon nom m’impose cet état de satisfaction et d’assouvissement. Contrairement à la Jeanne de Maupassant, qui rêvait de saisir tous les bonheurs de la vie à sa sortie du couvent, j’ai grandi sans rêver. »
« C’était mon premier mot de français, »londi » . En vietnamien , « lon » signifie canette et « di » partir . Ces deux sons ensemble en français font « lundi » dans l’oreille d’une Vietnamienne . A la manière de sa mère ,elle m a enseigné ce mot en me demandant de pointer la canette avant de lui donner un coup de pied et de dire « lon-di » pour lundi. Ce deuxième jour de la semaine est le plus beau de tous parce que sa mère est décédée avant de lui apprendre à prononcer les autres jours. »
« Beaucoup de livres en français et en anglais avaient été confisqués pendant les années de chaos politique. On ne connaîtra jamais le sort de ces livres , mais certains avaient survécu en pièces détachées. On ne saurait jamais par quel chemin étaient passées des pages entières pour se retrouver entre les mains des marchands qui les utilisaient pour envelopper un pain, une barbotte ou un bouquet de liseron d’eau … On ne pourrait jamais me dire pourquoi j avais eu la chance de tomber sur ces trésors enfouis au milieu des tas de journaux jaunis. Maman me disait que ces pages étaient des fruits interdits tombés du ciel. »
« Je suis retournée à une ancienne leçon de chinois où le professeur avait expliqué que pour le caractère du mot « aimer » englobait trois idéogrammes : une main, un cœur et un pied, parce que l’on doit exprimer son amour en tenant son cœur dans ses mains et marcher jusqu’à la personne qu’on aime pour le lui tendre. »
« Les mères enseignaient à leurs filles à cuisiner à voix basse, en chuchotant, afin, d’éviter le vol des recettes par les voisines, qui pourraient séduire leurs maris avec les mêmes plats. »
Une jeune femme tombe enceinte. Un homme s’enfuit. Et une petite fille reste aux prises avec une énigme. À la manière du dessin caché qui apparaît dans les cahiers de jeux des enfants quand on relie entre eux les points numérotés, Martine Delvaux s’applique à réunir dans Blanc dehors le peu qu’elle sait de l’inconnu qui a refusé de devenir son père. Un roman aussi résolu qu’apaisé, où la romancière parvient à rendre lisible à nouveau une histoire pourtant criblée de blancs.
Il est impossible de lire ce livre d’un seul souffle, même s’il ne compte pas 200 pages, tant la douleur y contenue, que l’écriture parvient tout juste à exprimer, à contenir, y est grande. Même s’il est étiqueté « roman », on comprend que Martine Delvaux explore sa propre vie et tente de mettre des mots sur le silence qui a recouvert ses origines, le père inconnu, disparu, la mère enceinte et fille-mère à vingt ans en 1968, à une époque où ces femmes étaient loin d’être reconnues et aidées, l’enfant « bâtarde » marquée au fer rouge et l’impossibilité quasi générale d’obtenir des informations auprès de ses proches. Les grands-parents restent accrochés à leurs certitudes bourgeoises des années 60. C’est comme un linceul de neige qui a tout recouvert et dont émergent, çà et là, des bribes fragiles qu’il faut tenter de relier entre elles. Depuis toujours, le corps mal reconnu de la narratrice souffre du trop-plein de douleur, de non-dit, et le lecteur souffre avec elle, d’autant qu’elle élargit sa propre quête aux 150 000 enfants autochtones arrachés à leurs familles et placés en orphelinats pour « sortir l’indien de l’enfant », aux enfants des disparus argentins élevés par des collaborateurs de la dictature et même à Marilyn Monroe à qui on a aussi menti sur ses origines paternelles.
L’écriture au présent nous place au plus vif du récit, au vif de la douleur et peut à peine permettre à la narratrice (à l’autrice) de pouvoir enfin avancer dans la vie, e se libérer de ce poids, convaincue qu’elle est de trahir même le silence. Malgré le malaise bien réel à cette lecture (et je ne donne pas sens péjoratif à ce mot), je serai curieuse de découvrir d’autres textes de Martine Delvaux, notamment un de ses essais féministes.
« Ce que ma mère a vécu, je ne me suis jamais permis de l’imaginer. Ca m’est tout aussi inaccessible que ce que j’ai moi-même pu ressentir en tant que petit bébé et qui parfois peut-être se réactive malgré moi, la peur de disparaître, d’être oubliée pour de bon.
Ou bien je n’ai jamais su trouver les mots, ou bien j’ai manqué de courage pour le dire parce que dire certaines choses, c’est leur donner le pouvoir d’exister. Très vite, j’ai compris que briser le silence, ce serait trahir, et que même l’écriture ne m’évitait pas de trahir, parce que l’écriture, c’est encore pire. » (p. 74)
« Ce n’est pas un récit sur ma mère. Ce n’est pas non lus un récit sur mon père. C’est un récit qui parle de l’absence de récit. » (p150)
« J’écris parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, parce que quand on n’a pas d’histoire la seule chose qui reste c’est d’en inventer une, à la manière des enfants qui tout à coup se mettent à douter et s’imaginent des origines fabuleuses et des parents célèbres. Je ne sais pas pourquoi j’écris sinon pour mettre à la place de rien des mots qui eux aussi ne sont rien, mais qui ont l’avantage de meubler la place laissée vide. » (p180)
Martine DELVAUX, Blanc dehors, Héliotrope, 2015
Québec en novembre se déroule pour la dixième et dernière fois avec Karine et Yueyin.
Librement inspiré de la vie du peintre Francis Bacon, Tableau final de l’amour fait le récit d’une quête artistique sans compromis, viscérale, voire dangereuse. Dans une Europe traversée par deux guerres s’impose la vision d’un artiste radical dont l’œuvre entière, obsédée par le corps, résonne comme un cri. S’adressant à l’amant qui lui a servi de modèle – ce « petit voleur inexpérimenté » qui, en pleine nuit, s’est introduit dans son atelier –, le narrateur retrace les errances de leur relation tumultueuse. Avec ce roman, rappelant l’érotisme de Bataille ou de Leiris, Larry Tremblay poursuit son œuvre de mise à nu de l’être humain.
Avant de lire ce livre, j’ai juste été regarder quelques reproductions d’oeuvres de Francis Bacon, mais je n’ai rien lu sur lui. Je me sus donc laissé embarquer par la plume toujours aussi stylée de Larry Tremblay et par cette première phrase qui entrera sans doute au panthéon des premières phrases de roman célèbres : « Tu es venu pour me voler. » Francis Bacon s’adresse directement à George Dyer, ce petit délinquant sans envergure venu le cambrioler et qui, dès la première nuit, se retrouve dans le lit de Bacon, inaugurant une relation complexe, compliquée, qui s’achèvera brutalement avec le suicide de Dyer à Paris, en 1971, deux jours avant l’inauguration de la grande rétrospective consacrée au peintre. Dans le roman, Bacon raconte cette liaison tumultueuse, violente, la reliant à la brutalité de son propre père, à sa fascination pour cette figure paternelle et à sa création artistique.
Larry Tremblay était chez TuliTu le 7 octobre dernier pour présenter son roman. Il a expliqué que les seuls documents dont il s’est inspiré sont les interviews que le peintre a données au cours de sa carrière, des informations directes donc. L’auteur est depuis longtemps imprégné de ces oeuvres et s’il avoue bien volontiers avoir totalement inventé certains personnages clés du roman – alors que cela paraît tellement vraisemblable – tout l’art du roman -, il a parfaitement fait ressentir dans cette histoire d’amour hors-normes l’essence de la création de Francis Bacon : la peinture comme un acte sexuel, le sexe comme moteur de création, la violence comme moteur relationnel. C’est rude, c’est souvent cru, mais le roman – pour autant qu’on en accepte le pacte – se lit avec fluidité, servi par une plume d’une grande élégance.
« Je grattais ton image jusqu’à percer le réel, jusqu’à faire apparaître l’excrément du vrai. Pas beau, ça, ce mot: excrément. On le sent – et il pue – avant d’en saisir le sens. On le bloque, on l’envoie chez le Diable. La vérité, comme toutes choses, produit des excréments. Et c’est l’art qui se charge de les ramasser. Et de les vendre. Et de les rendre admirables. Quitte à forcer l’oeil, à le faire saigner. » (p. 61)
« Te peindre, c’était aussi plonger mes doigts dans le gris de mon cerveau, étaler ma main gluante sur la toile consentante, toile junkie en manque de visage, quêtant sa perfusion de couleurs. Mais j’étais rarement satisfait. La toile avait toujours trop soif, elle buvait, buvait, ne séchait pas devant le feu de mon regard. Elle méritait l’assassinat, et je passais trop souvent à l’acte. » (p. 72)
« Pour moi, il n’y a toujours eu qu’une seule chose à peindre : le corps et son cri. Et si la sainteté et le tragique avaient la chance de se marier, c’était assurément au sein de la figure humaine. L’art abstrait l’avait évincée de la toile, remplacée par des paysages de points, de lignes, de taches, l’avait déconstruite pour signifier l’insignifiance de toute vérité humaine, voire son inexistence absolue. Il n’y avait que du vent dans cet art aseptisé. Pour peindre des crucifiés ou me hisser moi-même en haut d’une croix, je n’avais pas besoin de croire. N’importe qui pouvait se retrouver dans cette position. Et toi, le voyou, le voleur, le petit boxeur, au moment où dans ma nuit tu avais fait intrusion, j’étais enfin prêt à accepter les bassesses, les joies, les blessures nécessaires pour peindre le corps que tu m’offrais et son cri que j’aspirais à étaler à la grandeur de ma toile. L’amour avait déjà commis tous les crimes. Un défi pour moi d’en imaginer de nouveaux. » (p. 110-111)
Larry TREMBLAY, Tableau final de l’amour, La Peuplade, 2021
Au cœur de ce récit, il y a l’enfance. Celle d’un petit garçon passant ses vacances à Petit-Goâve, dans le giron de Da, sa grand-mère. Un accès de fièvre, et le voici privé de jeux avec ses camarades. Alors il reste sur la galerie, assis aux pieds de Da qui se balance dans le rocking-chair, une tasse de café toujours à portée de main, pour les passants et les voisins. Le long des lattes de bois, l’enfant observe, rêve, se régale : la lutte inégale des fourmis et des araignées, les gouttes de pluie picorant le sol, les adultes comme ils s’occupent et bavardent, son chien Marquis « à la démarche de vieille dame »… Il respire les odeurs de la vie.Chronique des sensations évanouies et retrouvées, l’Odeur du café est une magnifique échappée – au temps magique d’une enfance singulière.
Autant j’ai été déçue, désarçonnée par ma première lecture de Dany Laferrière (Je suis un écrivain japonais, que j’ai abandonné assez vite), autant j’ai été charmée par L’Odeur du café où l’auteur évoque ses souvenirs d’enfance à Petit-Goâve en Haïti, quand, à cause d’une mystérieuse maladie, il habita l’été de ses dix ans avec sa grand-mère. Da, qui aime particulièrement le café dont faisait commerce son mari, a eu cinq filles et est une sorte de sage dans la petite ville. La vie se passe entre la galerie de la maison, d’où l’on voit évidemment tout ce qui se passe, les courses effrénées à vélo entre copains, les bêtises de gamins, l’école et la mer. Il vaut mieux se concilier les bons esprits et éviter les mauvais fantômes pour mener une bonne vie.
Le récit se déroule à petites touches, tout en observation du quotidien, de la nature, en ouverture des sens, en anecdotes parfois pleines d’humour, premier amour pour Vava et surtout amour immortel pour Da, la délicieuse grand-mère qu’un gamin de dix ans ne peut jamais tromper. C’est plein de tendresse, de naïveté, de douce nostalgie.
« Le toit
C’est une grosse maison de bois peinte en jaune avec de grandes portes bleues. On peut la repérer de loin. La toiture est en tôle ondulée. Neuve. Elle aveugle les camionneurs qui prennent le tournant près des casernes. Da pense la faire peindre en noir. J’aimerais mieux rouge. Chaque fois que Simon, le gros chauffeur du camion Merci Marie, passe devant notre galerie, il ralentit pour demander à Da quand elle fera peindre le toit. Da dit toujours : « La semaine prochaine, si Dieu le veut. » Mais ce n’est jamais fait. Une fois, Simon a dit : « Je le demanderai à Dieu, la prochaine fois, car c’est lui qui est de mauvaise foi. »
Da a ri, de même que Simon. Moi aussi. » (p. 29)
« Un jour, j’ai demandé à Da de m’expliquer le paradis. Elle m’a montré sa cafetière. C’est le café des Palmes que Da préfère, surtout à cause de son odeur. L’odeur du café des Palmes. Da ferme les yeux. Moi, l’odeur me donne des vertiges. »
« Da m’a toujours dit que si le ciel est bleu, c’est à cause de la mer. J’ai longtemps confondu le ciel avec la mer. La mer a des poissons. Le ciel, des étoiles. Quand il pleut, c’est la preuve que le ciel est liquide. » (p. 137)
« Midi
Le soleil est au zénith. On ne voit pas son ombre sous l’eau. Willy Bony marche avec moi sur le port. Je vois mon ombre juste sous mes pieds.
-Que font les poissons à midi ?
-C’est l’heure de manger.
-Pour les poissons aussi ?
-Pour tout le monde.
-Et qu’est-ce qu’ils mangent ?
-Du poisson, me dit Willy Bony.
-Mais on n’est pas vendredi.
Willy Bony se met à rire sans s’arrêter. » (p.140)
Dany LAFERRIERE, L’Odeur du café, Zulma, 2016
Un Zulma par mois (ou presque, vu que je n’en ai pas lu en juillet-août)
La déesse des mouches à feu, c’est Catherine, quatorze ans, l’adolescence allée chez le diable. C’est l’année noire de toutes les premières fois. C’est 1996 à Chicoutimi-Nord, le punk rock, le fantôme de Kurt Cobain et les cheveux de Mia Wallace. Des petites crisses qui trippent sur Christiane F. et des gars beaux comme dans les films en noir et blanc. Le flânage au terminus et les batailles de skateux contre pouilleux en arrière du centre d’achats. L’hiver au campe dans le fin fond du bois, les plombs aux couteaux, le PCP vert et les baises floues au milieu des sacs de couchage. C’est aussi les parents à bout de souffle et les amants qui se font la guerre. Un jeep qui s’écrase dans un chêne centenaire, les eaux du déluge qui emportent la moitié d’une ville et des oiseaux perdus qu’on essaie de tuer en criant.
La déesse des mouches à feu (des lucioles), c’est un peu une claque en pleine face : le lecteur est immergé dans la tête de Catherine, 14 ans, qui reçoit parmi ses cadeaux d’anniversaire le livre Moi Christiane F., droguée, prostituée. Un récit qui, plutôt que de l’effrayer, la fascine et dont on sent l’influence tout au long de cette année où les parents de Catherine divorcent, et où la jeune fille va toucher aux paradis interdits. Amitiés d’ados, premières amours, premières relations sexuelles, fascination pour Kurt Cobain ou Gun’s and Roses, l’adolescente et ses copains et copines flirtent sans cesse avec les interdits, face à des adultes qui croient jouer leur rôle mais ne voient pas ce qui se passe sous leur nez. Jusqu’au drame qui marquera sans doute à vie l’adolescente. Ca pourrait paraître noir et imbuvable à des lecteurs adultes mais il y a une énergie, un rythme dans ce récit qui lui donnent malgré tout un côté lumineux (c’est du moins ce que j’ai ressenti). L’adolescence comme naufrage de l’enfance ? C’est peut-être le sens que Geneviève Pettersen a voulu imprimer à son premier roman en imaginant la fin sur fond de catastrophe naturelle.
Ce roman, c’est aussi une claque par la langue parlée de Catherine, typiquement du Saguenay, paraît-il, qui freinera sans doute des lecteurs peu habitués. Je ne dis pas que je m’y connais, loin de là, je n’ai pas toujours compris toutes les expressions mais le contexte permettait de le faire et finalement, ça participait au plaisir de lecture. Voilà une facette du français que je suis bien contente d’avoir découvert en cette semaine Francophonie.
« Le bord du Canadian Tire, c’était pour les pouilleux. C’était des genres de BS à pinch pis à pad qui venaient de Falardeau en char pour se tirer un rang. Ils portaient tout le temps des Sugi blanches pis des chandails de Slayer. Les pouilleux avaient pas de manteaux d’hiver. Ils portaient des vestes de skidoo Arctic Cat. Je me rappelle qu’ils étaient vraiment gigons. »
« Ça a pris deux heures à Michel pour me transformer en Mia Wallace. Quand il a eu fini de me sécher les cheveux, je me suis regardée dans le grand miroir pis j’ai capoté. J’avais jamais été aussi belle de toute ma vie. J’avais l’air d’avoir dix-huit ans. Marie-Ève allait halluciner, tellement elle allait trouver ça beau. Pis Pascal aussi. Il arrêtait pas de me dire qu’il trouvait ça beau, les filles avec des cheveux noirs. Il les appelait les Pocahontas. Bon, c’est sûr qu’avec ma peau transparente, je ressemblais pas à une Indienne pantoute, mais pareil. »
Geneviève PETTERSEN, La déesse des mouches à feu, Le Quartanier, Collection Polygraphe, 2014
Les traces de pas dans la neige finissent toujours par disparaître, comme des souvenirs qu’on est forcé d’oublier, soufflés par le vent ou effacés par le soleil. Celles de Suzor, parti un soir de décembre 1976, n’existent plus depuis longtemps. Pourtant, Jeanne les voit encore chaque jour par la fenêtre du salon.
Pendant quarante ans, elle s’est promis de ne jamais le chercher, mais lorsqu’elle apprend qu’il est atteint d’alzheimer, sa promesse ne tient plus : elle doit retrouver Suzor avant qu’il oublie. (…)
Ce roman commence en hiver et s’achève au printemps 2017.
L’hiver, c’est sans doute la saison de la vie où est arrivée Jeanne, aux quatre-vingts ans bien sonnés. C’est aussi la couleur de l’oubli dont elle a volontairement recouvert sa vie passionnée avec Suzor, parti sans revenir un soir d’hiver, il y a quarante ans. C’est la maladie d’Alzheimer qui recouvre d’un voile d’oubli la mémoire de Suzor.
Le printemps, c’est la jeunesse follement amoureuse de Jeanne et Suzor, ce sont tous les souvenirs de leur vie à deux. C’est aussi la jeune Fourmi, l’ancienne voisine de Jeanne, maintenant âgée de quinze ans, qui vient retrouver celle qu’elle appelle Mamie et qui va partir avec elle à la recherche de Suzor.
Pour cela, Jeanne est « obligée » de se souvenir. Da sa propre enfance, fragile. De la flamme que Suzor a allumée dans sa vie et qui a comblé tous les manques, jusqu’à celui des enfants qu’elle n’aurait jamais avec lui. De l’angoisse qui a envahi Suzor et a précipité son départ définitif en 1976. De ce séjour professionnel dans la Russie de la guerre froide dont ils ne sont pas revenus indemnes. Là aussi, un hiver marquant, mordant, physiquement et psychologiquement.
Jeanne a consigné tous ses souvenirs dans un gros carnet, dans ce que Fourmi appelait ses « écrivements », que la petite fille qui ne savait pas lire transformait en contes de fées et d’amour. Ils lui servent de petits cailloux sur le chemin pour retrouver Suzor, et surtout pour comprendre, décider quelles traces laisser, abandonner ou garder pour entamer, envers et contre tout, un nouveau chapitre, un nouveau printemps.
Les écrivements, c’est un roman sur l’amour, la mémoire, l’oubli, la tendresse et ce qui reste quand on a tout oublié. Les souvenirs, la vie commune de Jeanne et Suzor leur appartiennent, c’est leur vie et elle a du prix, même si elle peut paraître éloignée du lecteur, le risque de l’oubli fait frémir mais Matthieu Simard emmène ses personnages sur un chemin tout en douceur et en douleur contenues, d’une écriture légère et consolante.
Une belle lecture, qui me donne envie de découvrir encore plus l’univers de Matthieu Simard. Merci à celle qui m’en a fait cadeau !
« Une quinzaine d’hivers ont passé, au cours desquelles nous réapprenions chaque jour à sourire. Nous étions incapables d’oublier mais nous réussissions, dans notre solitude à deux, à nous réchauffer la moelle. Pendant quinze ans nous sommes restés beaux malgré le passé qui nous avait défigurés. Suzor parlait souvent des montagne de l’Oural et je changeais souvent de sujet. La plupart du temps il s’en accommodait. Parfois il s’effondrait le temps d’une soirée, deux peut-être, prostré dans notre chambre, et je n’avais pas le droit d’y entrer. Ce soir-là je dormais dans le salon, devant le foyer. Quand il venait me rejoindre c’était comme s’il ne s’était rien passé. Il faisait une blague sur les voisins, je riais, nous faisions l’amour comme des adolescents maladroits.
Pendant toutes ces années, Suzor et moi avons été, je crois, la plus belle chose aux doigts entrelacés à déambuler sur les trottoirs montréalais. Une petite perfection bourrée de défauts et de fractures, de chicanes et de fissures. Chacun de notre côté nous étions laids et brisés mais ensemble nous étions notre propre trousse de premiers soins, capables de survivre à tous les hivers. Du moins, c’est ce que je pensais. » (p. 30)
« -Mamie ? Est-ce que ça s’arrête de faire mal, un jour ?
-Quoi ?
-La vie.
-Non. Ça arrête jamais. Mais un jour tu vas trouver quelqu’un avec qui avoir mal, et tu vas comprendre que ça vaut la peine. » (p. 92 )
« J’ai longtemps cru, enfant, que l’odeur de nos hivers était un privilège, je sortais en décembre, en janvier, dans le froid dehors, chez moi, j’emplissais mes narines et je me disais que les Brésiliens, les Espagnols, les Algériens ne connaissaient pas cette odeur, et que j’étais chanceuse. C’était avant la Russie. Depuis, cette odeur me rend malade. C’est encore pire depuis ton départ, depuis que par mois treize degrés en décembre tu as ouvert la porte. Chaque fois que je sors dehors et que j’aspire j’aimerais être en Algérie. » (p. 118 )
Matthieu SIMARD, Les écrivements, Alto, 2018
Madame lit nous invite à lire un roman qui a gagné le Prix France-Québec. Son avis sur ce roman ici.
Ca compte aussi pour le défi Un hiver au chalet catégorie Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ! (un roman québécois)
Et j’aurai lu au moins un livre des éditions Alto pour fêter leurs 15 ans en 2020.
Octobre 2015, Alain est assis dans son salon. À la télévision, des images défilent : un jeune homme, les yeux bandés et les mains liées, est amené au sommet de la plus haute tour d’une ville, puis poussé dans le vide. Parce qu’il est homosexuel. Habité par la colère et l’incompréhension, Alain écrit à la première personne à laquelle il pense : Simon. Celui-ci, dans les nuages entre Montréal et Baie-Comeau, lui répond.
C’est ainsi que s’amorcent entre les deux auteurs des échanges qui abordent leurs parcours, leurs aspirations, leur joie face aux avancées des droits LGBTQ ici, leurs réactions face aux horreurs perpétrées ailleurs, l’importance de la famille et de la création.
Un ouvrage désarmant de sincérité, où deux hommes se révèlent à travers leur perception de ce qui secoue notre monde.
Ce livre commence donc sur une sorte d’appel au secours d’Alain Labonté, qui découvre à la télévision les images d’un atroce assassinat homophobe perpétré par l’Etat Islamique et ouvre son coeur au premier ami auquel il pense, plus jeune que lui : Simon Boulerice, lui aussi homosexuel. Alain, la bonne cinquantaine, d’un tempérament calme et réfléchi, dirige une boîte de communication, Simon est auteur, notamment de théâtre et est amené à voyager un peu partout en francophonie pour donner des conférences, assister à la mise en scène de ses pièces, c’est un hyperactif boulimique de travail. Une correspondance démarre donc entre les deux hommes, qui deviendra un projet de livre, où ils se racontent leur enfance, leur jeunesse, la découverte de leur homosexualité, les réactions et le soutien de leur entourage, leur travail. Ils parlent aussi avec délicatesse de ceux et celles qui n’ont pas eu autant de chance qu’eux, qui ont subi violence et rejet à cause de leur orientation sexuelle. Ils évoquent (surtout Alain, qui en a été le témoin direct) les années sida ; avec lucidité, Alain prévoit l’arrivée d’autres virus dévastateurs pour l’humanité (avec Ebola et d’autres encore inconnus en 2015… il est visionnaire, Alain).
Alain, qui porte bien son nom de famille, et Simon sont tous deux bien dans leurs baskets, ils se connaissent bien et s’assument complètement, et c’est sans doute pour cela que leurs échanges paraissent si paisibles, si lumineux et si sensibles à la fois. Car le livre, qui s’est ouvert sur un acte terroriste, se termine aussi sur la violence avec l’attaque sanglante d’une boîte gay à Orlando aux Etats-Unis, en ayant passé par les attentats de Paris puisque cet échange épistolaire se déroule en 2015-2016. Et pourtant on ressort de cette lecture plein de la bienveillance (espérons-le) déployée par les auteurs.
« Je me suis toujours dit que dans les écoles on devrait t’enseigner la dignité et la joie de vivre et mettre la bio et la géographie en option.
N’ai-je pas le droit de rêver ? » (Page 83)
« Dans tes récentes lettres, tu parles aussi du « courage de tes vertiges ». C’est joliment dit, et c’est exactement ça, je trouve. Récemment, j’ai appris que j’avais tort de croire que le vertige c’est la peur des hauteurs. Ce n’est pas ça, c’est l’acrophobie. Le vertige, on peut le ressentir à même le sol, du moment que l’on est étourdi. Qu’on a le tournis. Et c’est précisément ce que donne la vie : le tournis. Rester debout, avec le tournis, c’est tout un projet. J’en connais qui préfèrent se mettre en boule, le temps que ça redevienne calme et plat. » (Page 99)
« Beaucoup de gens ont cessé d’avoir peur du sida. On a compris que cela ne s’attrapait pas en prenant une bouchée dans le carré aux dattes de son voisin ou en avalant une gorgée dans le même verre de bière. Les gens ont appris. Les gens en ont entendu parler.
Le sida a maintenant laisser les lumières de la scène à des maladies telles que l’Ebola. Et quand on aura trouvé un remède à cette fièvre hémorragique, je parie qu’une autre épidémie nous assaillira. » (Page 109 110)
J’adore l’humour de début et de fin de cette lettre :
« Depuis ma dernière lettre, j’ai atteint l’âge vénérable de 34 ans. Il n’y a plus rien de christique chez moi. (…)
Moi aussi j’aime les hommes. Et j’ai envie de répandre le plus possible la bonne nouvelle. » (Page 119 et 123)
Parmi de nombreuses références littéraires, clin d’oeil à « Kim Thuy, superbe entremetteuse de mon cœur. » (Page 135 136)
« Depuis quelques années, je me dis que je n’ai pas à attendre que la vie me fasse de cadeaux puisque je reconnais que c’est la vie elle-même qui en est un. Depuis que j’avance avec cette vision, j’attends moins des autres. Aujourd’hui, c’est surtout de moi que j’attends le plus. J’espère qu’à chacun des jours qui passent la sagesse me gagnera de plus en plus pour m’amener à pardonner davantage, à accepter davantage et à aimer davantage. Je veux me coller à la beauté et la faire naître de tout ce qui est susceptible d’en donner.
Être là pour l’autre, c’est ce que je ferai tant que je le pourrai. » ( Page 144)
« Te souviens-tu, Simon, vers la fin de mon livre Une âme et sa quincaillerie, je parle de mon usine à rêves dans laquelle je souhaite que le premier ministre Harper devienne un vague souvenir ? Mes souhaits ont été exaucés. Il semble que de nouvelles pages de l’histoire s’écrivent sous nos yeux. De belles pages. Ne cessons jamais de les partager. » (Page 174)
Simon BOULERICE et Alain LABONTE, Moi aussi j’aime les hommes, Stanké, 2017
Québec en novembre – Catégorie Les cow-boys fringants (un livre engagé) et Fracture du crâne (livre issu de la diversité)