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Quatrième de couverture :

Un prix Nobel de littérature, un destin familial dramatique et la traversée de toutes les tragédies de la première moitié du siècle dernier : la vie de Thomas Mann, racontée de l’intérieur par Colm Tóibín, se mue en une véritable fresque. Grâce à son épouse, la fascinante Katia Pringsheim, l’écrivain construit patiemment une œuvre protéiforme et mène une existence en apparence confortable, qui le protège de ses démons. Mais pour ses enfants, il restera à jamais ce chef distant d’une famille où l’on ne sait pas très bien comment s’aimer. Christopher Isherwood, Alma Mahler, Franklin Delano Roosevelt joueront un rôle dans la mue du grand bourgeois conservateur en intellectuel engagé face à la montée du nazisme, qui connaîtra l’épreuve de l’exil. Tóibín évoque ici les élans intimes d’un homme seul en quête d’un bonheur impossible, d’un génie qu’on appelait Le Magicien.

Quelle vie, quel personnage et quel roman ! Si Thomas Mann n’avait pas eu un destin si romanesque, nous aurions été privés de ce très beau roman 😉

Dès son adolescence, Thomas Mann est capable de donner le change, de se composer une figure pleine d’intérêt pour des sujets qui ne l’intéressent pas tant que ça. Bien que le cadet de la fratrie, il se voit déjà succéder à son père, le sénateur Mann, à la tête de la florissante entreprise familiale. Sa mère est d’origine brésilienne et son « exotisme », sa fraîcheur sont mal vues des dignes familles protestantes de Lübeck. Mais le sénateur décède prématurément, plaçant sa femme et ses enfants sous tutelle et obligeant ses fils à se débrouiller dans la vie. La famille déménage bientôt à Munich et les deux fils aînés se voueront tous deux à l’écriture, Heinrich étant d’abord pris beaucoup plus au sérieux que Thomas, qui découvre son homosexualité. Mais il se mariera, avec Katia Pringsheim, la soeur jumelle de l’homme dont il est secrètement amoureux et dont il donnera le prénom à son premier fils, Klaus. Thomas aura six enfants, mais la famille sera assez dysfonctionnelle, deux fils homosexuels, une fille bisexuelle, deux autres qui épouseront des homme aussi âgés que leur père, une troisième dont l’équilibre mental sera brisé par la guerre. Les deux aînés passeront leur temps à prendre fait et cause pour la liberté, contre le fascisme, régenteront une grande partie de la vie familiale mais dépendront toute leur vie de l’aide financière de leurs parents.

Ce qui est passionnant dans ce roman bien épais, c’est la traversée de la première moitié du vingtième siècle. Thomas Mann est né à Lübeck en 1875, il est mort en 1955 à Zurich. Ses romans s’ancrent dans ses propres expériences, dans son interprétation du réel : Les Buddenbrook racontent l’histoire, le déclin d’une famille allemande, La mort à Venise s’inspire de vacances vénitiennes, La Montagne magique évoque un séjour prolongé dans un sanatorium hors du monde, alors que Katia Mann avait été hospitalisée dans un sanatorium suisse pour soigner sa tuberculose. La première guerre mondiale voit l’écroulement de la société allemande traditionnelle ; des soubresauts de la république de Weimar à la montée en puissance du fascisme, jamais cette tradition allemande ne reviendra de façon stable. Thomas Mann sera l’écrivain de cette société bourgeoise décadente. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1929, mais après 1933, ses livres seront écartés en Allemagne. Thomas Mann et sa famille, qui, contrairement à d’autres, ne connaîtront jamais de problèmes d’argent grâce à des amis et à des opérations menées au bon moment, prennent très vite le chemin de l’exil, ils s’établissent en Suisse puis réussissent à rejoindre les Etats-Unis (alors qu’ils sont en vacances en Suède au moment de la déclaration de guerre – le voyage sera rocambolesque). Il vivra plusieurs années aux USA, ne prenant jamais de parti tranché contre le nazisme, défendant plutôt la liberté de manière assez générale (il ménage en quelque sorte la chèvre et le chou, en attendant que tous ses enfants puissent rejoindre les Etats-Unis et en voulant préserver ses beaux-parents juifs). En 1952, alors que l’Amérique est en pleine chasse aux sorcières, il rentre en Europe et se réinstalle en Suisse. Il sera certes retourné en Allemagne pour une série de conférences mais il ne reviendra jamais vivre dans son pays natal.

Au cours de cette vie éminemment romanesque, Thomas Mann va côtoyer des figures célèbres du monde intellectuel et culturel de son temps : Alma Mahler, Arnold Schoenberg, Christopher Isherwood, William Auden (épousé par sa fille Erika pour un mariage de convenance qui lui donnait la nationalité anglaise), Albert Einstein, pour n’en citer que quelques-uns.

Le personnage n’est pas nécessairement sympathique mais il est passionnant dans sa complexité, dans son ironie subtile, dans son âme allemande profonde, nourrie de musique classique (le frère jumeau de Katia était chef d’orchestre, son fils Michael sera musicien lui aussi), dans ses habitudes immuables d’écriture, dans les dilemmes qui le rongent, dans la retenue de ses sentiments pourtant brûlants parfois. Colm Toibin nous fait intensément vivre de l’intérieur les tribulations de Thomas Mann en exil, on est terrorisé avec lui devant la violence nazie, on tremble de le voir arriver sain et sauf aux Etats-Unis, on admire la solidité de son mariage avec Katia, qui le soutiendra sans cesse et fera le lien entre ce père souvent enfermé dans son bureau d’écrivain et ses enfants fantasques.

Bref ce fut une lecture passionnante et passionnée, c’est un grand roman sur un romancier que l’on a envie de lire et de relire !

Premières lignes : « Lübeck, 1891

Sa mère attendait là-haut pendant que les domestiques débarrassaient les invités de leurs manteaux, de leurs chapeaux,  de leurs écharpes. Tant que le dernier d’entre eux n’avait pas été introduit au salon, Julia Mann demeurait dans sa chambre. Thomas faisait le guet sur le palier avec son frère aîné Heinrich et leurs deux petites sœurs, Lula et Carla. Leur mère n’allait pas tarder à apparaître. Heinrich devait ordonner à Carla de se taire, sinon, ils allaient être envoyés au lit et ils manqueraient le grand moment. »

« Certains, à Lübeck, étaient d’avis que les frères Mann personnifiaient en réalité, non seulement une forme de déclin dans leur propre maison, mais une faiblesse nouvelle perceptible dans le monde lui-même, et notamment dans cette Allemagne du Nord autrefois si fière de sa virilité. »

« Katia apprit par Klaus que Mahler n’en avait réellement plus pour longtemps. Son cœur faiblissait. Il avait eu de la chance à quelques reprises mais ce n’était qu’un sursis. Il travaillait fiévreusement à sa neuvième symphonie et ne vivrait peut-être pas assez pour la finir.
Cela fascinait Thomas que Mahler fût en vie, en train de travailler, d’écrire encore, d’imaginer les sons qui jailliraient de ses portées, avec la certitude que son dévouement sans faille à la musique serait bientôt réduit à rien. Bientôt viendrait le moment où il écrirait la dernière note de sa vie. Ce moment ne serait pas déterminé par la force de l’esprit, mais uniquement par les battements de son cœur. « 

« Jusque-là, il s’était vu comme quelqu’un d’exceptionnel, raison pour laquelle il n’avait pas voulu se joindre à la cohorte des dissidents. La raison principale, cependant, était qu’il avait peur. Katia comprenait cela, mais Erika non, et Klaus et Heinrich non plus. Ils ne comprenaient pas la timidité. Pour eux, seule la clarté existait. Mais en cette période trouble, une telle clarté n’était accessible qu’aux rares individus qui possédaient le courage suffisant ; pour les autres, c’était un temps de confusion. Lui-même faisait partie de ces autres, et cela, à présent, ne le rendait pas fier. Il se présentait au monde sous les airs d’un homme intègre, mais en vérité il était faible. »

« Quand le journaliste suggéra qu’il était l’écrivain et l’orateur antifasciste le plus important du monde à l’heure actuelle, il [Thomas Mann] ne le contredit pas, mais précisa que ce qu’il recherchait en Amérique, c’était la paix, afin de pouvoir écrire d’autres romans et nouvelles, tout en sachant que certains devoirs lui incombaient également, maintenant que tant de ses compatriotes étaient en danger et que les enjeux étaient colossaux. Mais il refusait de s’impliquer dans la politique partisane. Son rôle était de rester à distance des polémiques, afin de défendre l’essentiel : la liberté et une ferme exigence de démocratie. Pour lui, dit-il, cet enjeu était le seul qui vaille. « 

Colm TOIBIN, Le Magicien, traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, Le Livre de poche, 2024 (Grasset, 2022)

Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Mai 2024 (après une longue hésitation, j’ai fini par voter pour le livre de Marie Charrel mais celui-ci mérite tout autant le vote.)