Quatrième de couverture :
« Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au musée Anne Frank, dans l’Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose. Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l’imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver. »
Ce livre s’inscrit dans la collection des éditions Stock qu’on pourrait intituler « Ma nuit au musée », où un écrivain passe la nuit dans un musée de son choix ou proposé par l’éditeur. Lola Lafon a choisi à la fois le plus accessible et le plus difficile des lieux : le Musée Anne Frank à Amsterdam, là où se trouvait l’Annexe, un espace d’une trentaine de mètres carrés dans lequel la célèbre jeune fille, sa famille et quatre autres personnes ont vécu cachés des nazis pendant plus de deux ans. Comme le dit Lola Lafon, tout le monde connaît et aime Anne Frank, tout le monde connaît son célèbre Journal. Mais qui connaît vraiment l’adolescente, qu’a-t-on retenu de son journal intime ? Sans doute des « images d’Epinal », un texte que l’on a adapté, tronqué, déformé jusqu’à en faire une sorte de comédie musicale dont le message est grosso modo « L’espoir est toujours vivant, la paix gagnera toujours ». Or il en va tout autrement, c’est ce que nous explique Lola Lafon. Dans ce récit où elle retrace l’histoire de la famille Frank (des juifs allemands qui ont quitté l’Allemagne pour échapper au nazisme et se sont donc établis en Hollande), l’auteure rappelle les persécutions anti-juives auxquelles les autorités hollandaises collaborationnistes se sont données à coeur joie, devançant les prescriptions nazies, l’espoir vite déçu de pouvoir partir en Amérique et finalement, plutôt que fuir, le projet de se cacher à Amsterdam même, dans le grenier au-dessus de l’entreprise d’Otto Frank, le père d’Anne. Une vie cachée, à l’ombre, emprisonnée, terrifiée, qui a duré sept cents soixante jours et s’est terminée brutalement par l’irruption de la Gestapo le 4 août 1944. La famille Frank fera partie du dernier convoi qui s’est ébranlé de Westerbork pour Auschwitz. On sait que les deux soeurs, Margot et Anne, mourront de faim, de froid et du typhus au camp de Bergen-Belsen en mars 1945, à même pas deux mois de la fin de la guerre. Des huit personnes enfermées dans l’Annexe, seul Otto Frank est revenu à Amsterdam. Après de fiévreuses recherches, il apprendra le 18 juillet 1945 la mort de ses filles. C’est Miep Gies, son ancienne secrétaire, qui a aidé les Frank à se cacher, qui lui confiera le journal d’Anne, retrouvé dans l’Annexe pillée par la Gestapo. Bien documentée, Lola Lafon nous raconte donc ce que deviendra ce journal, les censures, les déformations du message mais aussi les analyses honnêtes qui montrent que ce texte est non seulement le témoignage d’une jeune fille qui savait parfaitement les risques encourus, la terreur probable à venir (elle savait que les Juifs étaient parqués dans des camps et tués par le gaz) mais aussi une oeuvre littéraire qu’elle avait retravaillée quand elle a entendu sur Radio Oranje « une annonce du ministre de l’Education des Pays-Bas en exil à Londres. Il demande aux Hollandais de conserver leurs lettres, leurs journaux intimes : après guerre, ces écrits seront autant de témoignages précieux. Cette déclaration la galvanise, elle s’enthousiasme, en parle à son père : son journal pourrait être publié, un jour. »
Le livre de Lola Lafon a déjà pour première grande qualité de restituer l’histoire de la famille Frank, l’histoire du Journal et il met en valeur de façon très émouvante Otto Frank, qui n’est plus seulement – qui n’est même pas – celui dont on a dit qu’il avait coupé des passages du texte. On est d’abord séduit par cette personnalité opiniâtre, imaginative et on partage ensuite la sidération, le chagrin indicible de ce père, son honnêteté, sa volonté de respecter ce qu’Anne aurait voulu et de faire vivre sa mémoire, inlassablement. Ensuite, évidemment, Lola Lafon n’est pas arrivée dans ce musée par hasard : on découvre qu’elle-même est juive d’origine roumaine, que des membres de sa famille ont été déportés et ont péri dans les camps de la mort et que le silence qui a entouré cette histoire familiale – auquel s’ajoutent les années vécues sous la dictature de Ceaucescu et son propre exil en France – a pesé sur sa jeunesse, sur la personne qu’elle est devenue. Et si elle peine tant, durant la nuit dans l’Annexe, à oser entrer dans la chambre d’Anne Frank, c’est non seulement à cause du poids de ces ombres familiales mais aussi à cause d’une autre histoire, une histoire en miroir de celle de la jeune Juive déportée, celle qui donne son titre au livre et que l’on découvre la gorge serrée. En un peu plus de deux cents pages seulement, par la force de sa construction, Lola Lafon a su me cueillir sur le fil des émotions toujours maîtrisées, jamais étalées mais d’autant plus fortes. Elle nous fait aussi une leçon de littérature et de silence. Je peux déjà dire que ce sera une de mes plus belles lectures de l’année.
Après cette lecture, j’ai évidemment envie de relire le Journal d’Anne Frank avec un autre éclairage que celui de ma lecture d’adolescente (et heureusement je ne me suis jamais séparée du livre). Il existe même une édition critique du journal et d’autres textes d’Anne Frank, publiée par Calmann-Lévy.
« Le flou est une espèce en voie de disparition dans un monde où règne l’exigence de transparence. On y vante la limpidité, la clarté d’une intervention médiatique. Savoir résumer son propos en quelques mots est un savoir contemporain, un idéal d’agence immobilière.
Les discours « clairs » sont souvent ceux de communicants, qu’ils soient hommes politiques ou publicitaires. On voit au travers : ils nous vendent quelque chose. Le flou interroge. Il faut y regarder de plus près. C’est une brume de mer qui dissimule le profil d’une falaise. C’est ce trouble d’un amour naissant, qui ne s’appelle pas encore « relation ». C’est une tristesse sans objet qui surgit quand on s’y attendait le moins, au bord du bonheur. Les créatures floues ont pour elles l’espace de la fiction, qui n’aime rien tant que les personnages dont on ne saura jamais tout. Un roman ne peut être transparent, il est tissé de doutes et de solitude, celle de l’écrivain qui lui a consacré son temps. Un roman ne vend pas, il propose.
Relire chaque matin ce qu’on a écrit la veille est semblable à la barre quotidienne d’une danseuse face au miroir : un exercice d’humilité. Votre texte est impitoyable, il vous reflète, il est maladroit, boiteux et désordonné. Mais s’en attrister n’est pas faire preuve de rigueur ; c’est une blessure d’orgueil : on est déçue, on se rêvait plus brillante. Se relire sans complaisance exige peut-être de « se déprendre de soi-même », comme l’ écrit Foucault : le texte est plus important que son autrice. »
« Comment raconter la fin d’une histoire sans la clore, si ce n’est en y laissant des silences, comme en musique : une respiration entre deux notes, la promesse d’une suite.
Ils n’ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question.
Que faire d’une seule nuit, il faudrait des années pour y répondre. Il y a si peu de temps, il n’y en aura jamais assez. Il n’y aura jamais assez de vivants pour répondre aux morts.
Qu’elle nous cherche, leur absence, qu’elle ne cesse pas de nous chercher. »
« Otto Frank, qui, lorsqu’il fut question de faire de l’Annexe un musée, en 1960, exigea que l’appartement demeure dans l’état où il l’avait retrouvé. Qu’on en soit témoin, du vide, sans pouvoir s’y soustraire ; qu’on s’y confronte.
Voyez ce qui jamais ne sera comblé.
Ainsi, en sortant, on ne pourra pas dire : dans l’Annexe, je n’ai rien vu. On dira : dans l’Annexe, il y a rien et ce rien, je l’ai vu. »
« Je m’approche du papier peint encadré, et au cœur même du vide, je ne vois que quelques chiffres et de fines lignes, bien droites. Au cœur même du vide, un père inscrit, tous les mois, au crayon à papier, des preuves de vie. Otto Frank note qu’ici, en deux ans, Margot a pris un centimètre et Anne, treize.
À son retour d’Auschwitz, seul dans l’Annexe vide, Otto Frank y passera des heures : il décollera précautionneusement ce rectangle de papier peint. Il ne peut pas perdre ça, aussi. La seule chose qu’il lui reste, ce sont ces traits de crayon, d’un gris léger, qui disent qu’en ce lieu, privée de soleil, de printemps et de vent, la vie a arraché quelques centimètres à l’ombre. »
« On construira des maisons, on donnera naissance à un jardin, à des enfants, on apprendra les mots nouveaux de langues étrangères, on gravira des montagnes, on surfera des vagues, on apprendra à danser ou à faire des gâteaux, on se mettra à nu, on se frottera à l’amour. Certains vont à la rencontre de leur vie, ils s’en saisissent, d’autres se tiennent légèrement de biais : ils l’écrivent. »
« Nous sommes les enfants des romans que nous avons aimés, ils se déposent au creux de nos peines, de nos manques, ils contiennent tout ce qui se dérobe à nous, qui passe sans qu’on ait pu le comprendre, nous sommes faits d’histoires qui ne nous appartiennent pas, elles nous irriguent et nous hantent, nous qui « marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie, notre affliction » (Diderot). »
Lola LAFON, Quand tu écouteras cette chanson, Le Livre de poche, 2023 (Stock, 2022)
Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Février 2024 / et ce sera le livre pour lequel je vote ce mois-ci.