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Quatrième de couverture :

Hannah est une Nisei, une fille d’immigrés japonais. Bien que bercée de contes nippons pas son père, elle se sent avant tout canadienne et ne comprend pas pourquoi les autres enfants la traitent de « sale jaune ». Jack, lui, est un creekwalker : il veille sur la forêt et se réfugie dans les légendes autochtones depuis le départ de son frère à la guerre. Le jour où l’ermite tombe nez à nez avec un ours blanc au cœur de la Colombie-Britannique, il croit rêver : la créature n’existe que dans les mythes anciens. Pourtant, la jeune femme inconsciente qu’il recueille, marquée des griffes de la bête et qui développe d’étranges dons à son réveil, semble prouver le contraire. Des années 1920 à l’après-guerre, Marie Charrel brosse le portrait d’une Amérique du Nord où se lient, dans une fabuleuse ode à la nature et à la fraternité, contes japonais et légendes indigènes.

Il y a quelques mois, j’ai lu Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka, un beau roman sobre et prenant sur les jeunes Japonaises qui, fin 19è début 20è traversaient la mer pour aller épouser en Amérique des Japonais immigrés. Tout se basait sur des photos très flatteuses qui attiraient les candidates au mariage (qui envoyaient elles-mêmes des photos avantageuses) mais qui ne reflétaient absolument pas la réalité. Je croyais cette immigration limitée aux Etats-Unis mais le Canada en a également bénéficié. Dans ce pays les immigrés Japonais et les Canadiens d’origine japonaise étaient surtout présents en Colombie-Britannique, autour de Vancouver, aussi le racisme envers eux a été particulièrement virulent alors qu’ils ne représentaient qu’un pourcentage assez faible de la population totale.

C’est de ces femmes, sur deux générations, qu’il est question dans ce roman-puzzle de Marie Charrel qui mêle différentes années de narration, avant et après la seconde guerre mondiale, et qui va faire se croiser les pas d’Hannah, attaquée par un ours après plusieurs années de galère au Canada, et Jack, un creekwalker (littéralement un marcheur de ruisseaux qui compte les différentes espèces de saumons pour établir les quotas de pêche) solitaire qui lit de la poésie, dont le demi-frère d’origine amérindienne a disparu quelque part en Asie du Sud-Est pendant la guerre. Hannah et Jack n’ont pas eu la même enfance mais ont tous deux été nourris d’histoires, de légendes, ils ont tous deux enfoui profondément les deuils et les pertes d’un passé pourtant prêt à resurgir.

J’ai adoré ce roman, j’aime les romans-puzzles où les pièces finissent par faire apparaître un tableau d’une grande richesse humaine, avec son poids de souffrances, de douleurs, de courage, de grandeur et de bêtise, ses éclats de bonheur aussi, le tout ici raconté sur fond de nature et de forêt illuminées par les mangeurs de nuit. L’écriture est très belle, fine, précise et légère à la fois. Une belle réussite de Marie Charrel que je découvre ici et que j’ai envie de connaître mieux à travers d’autres textes.

« Quelque part sur le canal, Colombie-Britannique
Octobre 1945
La brume ourlant l’horizon se colore timidement de rose lorsque Jack rejoint son chien Buck à l’avant du bateau. Son fidèle compagnon, un bâtard noir au sang de loup, apprécie autant que lui cette heure où l’obscurité règne pour quelques minutes encore. Ces instants où l’eau est un miroir paisible qu’aucun souffle ne brise. Il porte la tasse de café à ses lèvres. Caresse l’animal à ses pieds, tourné vers la forêt où les créatures de la nuit bruissent doucement. Ici bat le cœur du monde et le reste des hommes l’ignore. »

« La femme en kimono est sa mère, Aika. Les parents de celle-ci l’avaient fait poser devant un photographe de Kyoto, afin d’envoyer son portrait à un inconnu de l’autre côté de l’océan Pacifique, au Canada. « Il m’a trouvée belle » avait résumé Aika le jour où elle avait montré le cliché à sa fille. L’une des rares fois où elle s’était confiée sur sa vie d’avant. « Il a proposé de m’épouser, alors j’ai pris le bateau pour le rejoindre. Voilà comment j’ai rencontré ton père.  » Comme des milliers d’autres Japonaises, au début du XXe siècle. On les appelait les picture brides. Les fiancées sur photo. »

« – Tu sais ce que cela veut dire, Hannah Hoshiko ? Que les peuples qui ne partagent pas la même langue ne pensent pas de la même façon. Cela signifie aussi que les mots ont le pouvoir d’inventer le monde. N’est-ce pas merveilleux ? Souviens-toi toujours de cela mon enfant. Peu importe ce que la vie t’arrache : tu pourras toujours le lui reprendre avec les mots. »

« La poésie lui procure la même sérénité qu’une marche en forêt. Le sentiment d’être le maillon minuscule d’une chaîne plus grande et plus importante que lui, une cathédrale magnifique face à laquelle il n’est que poussière. Le désir de ne pas peser, de faire corps avec l’autour. Devenir le vent à travers soi. »

Marie CHARREL, Les Mangeurs de nuit, Le Livre de poche, 2024 (Editions de l’Observatoire, 2023

Prix des lecteurs du Livre de poche – sélection Mai 2024 (une très belle sélection en ce mois de mai)