En ce 11 novembre, vous ne serez sans doute pas étonnés que je vous propose un poème de Wilfred Owen traduit par Xavier Hanotte. Je suis un peu paresseuse, je ne reproduis que la dernière strophe en anglais, à la fin. Ce poème a été utilisé par Benjamin Britten dans son War Requiem. Il a très certainement influencé son traducteur dans un de ses propres romans, Derrière la colline, et particulièrement la scène « fantastique » après la bataille du 1e juillet 1916 dans la Somme. Les photos sont (encore, aussi) des vues du Mémorial de Thiepval (cadre du roman).
Etrange rencontre / Strange meeting
Il m’a semblé que j’échappais à la bataille
Par quelque tunnel profond et sombre, creusé depuis longtemps
Dans des granits qu’avaient voûtés des guerres titanesques.
Mais là aussi, couchés en tas, des dormeurs grognaient
Trop enfoncés dans leurs pensées ou leur mort pour s’émouvoir.
Alors, tandis que je tâtonnais, l’un d’eux bondit et me lança
Un regard fixe où se lisaient reconnaissance et pitié
Et dans ses mains, levées comme pour bénir, la détresse.
A son sourire, je reconnus ce lugubre séjour –
A son sourire mort, je sus qu’ici était l’Enfer.
Mille souffrances dardaient la face de cette apparition,
Mais aucune goutte de sang ne coulait plus ici,
Aucun canon ne cognait, ni ne faisait gémir aucun conduit.
« Etrange ami, dis-je, pour quelle raison te lamentes-tu ?
– Aucune, dit l’autre, sauf les années perdues,
Le désespoir. Quelle que puisse être ton espérance,
Ma vie en était faite aussi. Je chassais gaiement
La plus sauvage beauté du monde
Loin des yeux calmes et des cheveux tressés,
Celle qui méprise le cours régulier des heures
Et quand elle pleure, c’est avec plus de faste qu’ici.
Car par ma joie beaucoup d’hommes auraient ri.
Et de mes sanglots quelque chose est resté,
Qui doit mourir à présent. J’entends la vérité celée,
L’horreur de la guerre, l’horreur qu’elle distille.
Maintenant les hommes se satisferont de notre gâchis
Ou, mécontents, laisseront parler le sang et sront répandus.
Ils seront vifs comme la tigresse.
Aucun ne rompra les rangs, les nations fuiraient-elles le progrès.
J’avais le courage et j’avais le mystère,
J’avais la sagesse et j’avais la maîtrise :
J’aurai manqué le départ en ce monde en retraite
Pour de vaines citadelles auxquelles manquent les murs.
Alors, beaucoup de sang ayant bloqué les roues de leurs chariots,
Je me serais levé, je les aurais lavées à l’eau douce des puits,
A coups de vérités trop profondes pour qu’on les souille.
J’aurais versé mon âme sans hésiter,
Mais pas par mes blessures, pas sur le fumier de la guerre.
Les fronts des hommes ont saigné sans plaies.
Je suis l’ennemi que tu as tué, mon ami.
Je t’ai reconnu dans cette obscurité : car ton regard fut pareil
Hier quand tu me perças, me tuas.
Je parai, mais mes mains étaient lasses et froides.
Dormons, maintenant… »
« I am the enemy you killed, my friend.
I knew you in this dark : for so you frowned
Yesterday through me as you jabbed and killed.
I parried : but my hands were loath and cold.
Let us sleep now… »
Wilfred OWEN, Et chaque lent crépuscule, Poèmes et lettres de guerre traduits par Xavier Hanotte, Le Castor astral, 2001
Asphodèle a dit:
Un très beau poème de circonstance, tu fais bien le travail de mémoire !!! J’aime beaucoup !
anne7500 a dit:
C’est surtout l’auteur et le traducteur, rendons à César… Je suis toujours aussi touchée par cette période.
Asphodèle a dit:
Je vois ça ! J’ai beaucoup lu à une époque sur cette période, je m’en suis un peu lassée mais des poèmes de cette qualité, j’en redemande !!! 🙂
anne7500 a dit:
Je veillerai à te satisfaire ! (dimanche prochain, un poème du traducteur, poète (et romancier) lui-même… mais je l’ai déjà dit…)
Chaplum (@chaplum) a dit:
Je ne suis pas étonnée du tout 🙂
anne7500 a dit:
Tu connais bien mes addictions littéraires… 😉
Aifelle a dit:
C’est un très beau texte et il est nécessaire de continuer à se souvenir de ce massacre généralisé (et inutile).
anne7500 a dit:
Un gâchis humain inutile, oui ! Et dire que Wilfred Owen devenait anti-guerre, et qu’après être rentré en Angleterre pour se remettre d’une blessure, il est retourné au combat par honneur, par patriotisme, pour mourir le 4 novembre 1918…
Martine a dit:
« Quels cierges portera-t-on pour leur dernier voyage ?
Les mains de gosses resteront vides, mais dans leurs yeux
Brûlera la flamme sacrée des au-revoir.
Le front pâle des filles sera leur linceul
Leurs fleurs la tendresse d’âmes patientes
Et chaque lent crépuscule, un volet qui se ferme. »
Wilfred Owen
anne7500 a dit:
J’adore ce texte ! Je l’ai cité en anglais aussi (il a un rythme très prenant dans la langue originale) ici : https://desmotsetdesnotes.wordpress.com/2010/08/20/quelques-vers-de-wilfred-owen/
sheherazade2000 a dit:
j’aime beaucoup les poèmes de wilfred owen, j’en ai aussi mis un sur mon blog, mais c’était il y a longtemps
anne7500 a dit:
Sa dernière lettre est très touchante aussi… Vois ma réflexion à Aifelle, info que tu connais sans doute…
Syl. a dit:
C’est horriblement beau. On est tous frères quelque part…
anne7500 a dit:
Oui, c’est le message que Wilfred Owen souhaitait faire passer…