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Quatrième de couverture :

Anaïs Barbeau-Lavalette n’a pas connu la mère de sa mère. De sa vie, elle ne savait que très peu de choses. Cette femme s’appelait Suzanne. En 1948, elle est aux côtés de Borduas, Gauvreau et Riopelle quand ils signent Refus Global. Avec Barbeau, elle fonde une famille. Mais très tôt, elle abandonne ses deux enfants. Pour toujours.

Afin de remonter le cours de la vie de cette femme à la fois révoltée et révoltante, l’auteur a engagé une détective privée. Les petites et grandes découvertes n’allaient pas tarder.

Enfance les pieds dans la boue, bataille contre les petits Anglais, éprise d’un directeur de conscience, fugue vers Montréal, frénésie artistique des Automatistes, romances folles en Europe, combats aux sein des mouvements noirs de l’Amérique en colère; elle fut arracheuse de pissenlits en Ontario, postière en Gaspésie, peintre, poète, amoureuse, amante, dévorante… et fantôme.

La femme qui fuit est l’aventure d’une femme explosive, une femme volcan, une femme funambule, restée en marge de l’histoire, qui traversa librement le siècle et ses tempêtes.

Pour l’auteur, c’est aussi une adresse, directe et sans fard, à celle qui blessa sa mère à jamais.

Quelle lecture, mais quelle lecture ! C’est un coup de coeur ou plutôt un coup au coeur que nous envoie Anaïs Barbeau-Lavalette en prenant pour sujet d’écriture sa grand-mère maternelle, Suzanne Meloche ou Suzanne Barbeau, qu’elle n’a quasiment pas connue, sauf lors de brèves et rares visites. Et pour cause : Suzanne a quitté son mari et ses enfants lorsque ceux-ci avaient trois et un an, elle est partie sans se retourner ou presque. Le manque maternel a fait basculer dans la folie son fils François, adopté par des entrepreneurs en pompes funèbres, et a longtemps érodé le coeur de Mousse, sa fille aînée, qui a réussi à construire une famille unie, attachée, où on ne se quitte pas. 

Mais il faut revenir en arrière, à cette enfance de Suzanne (née en 1926) à Ottawa, où francophones et anglophones se confrontent, où la religion catholique et un gouvernement très conservateur (de ce que j’en ai compris à la lecture) corsettent la société. Suzanne observe sa mère abandonner ses rêves et s’épuiser dans les maternités à répétition. Dès qu’elle en a l’occasion, elle s’échappe de sa famille et part étudier à Montréal. Là elle se lie au mouvement des automatistes québécois, sous la houlette de Paul-Emile Borduas. Petit point d’info grâce à Wiki : « À l’encontre des surréalistes, les Automatistes préconisent une approche intuitive expérimentale non représentative conduisant à un renouvellement en profondeur du langage artistique. » Plusieurs des artistes qui le composent vont signer en 1948 le manifeste Refus global. Suzanne se retirera au dernier moment des signataires, sans doute déjà réfractaire à toute forme d’embrigadement, aussi légitime soit-elle. Face au pouvoir toujours très conservateur qui censure ce qui lui paraît immoral voire non conventionnel, autant dire que les peintres, danseuses, écrivains du groupe vont subir de lourdes conséquences : perte de travail, privation de liberté d’expression. Suzanne et Marcel Barbeau, qui se sont mariés dans ce mouvement, partent à la campagne avec d’autres compagnons et vivent un peu comme une communauté écolo avant l’heure, dans des conditions assez précaires. Les enfants arrivent, Suzanne a une relation très forte, fusionnelle avec ses enfants, Mousse (Manon) et François. Mais la misère, le sentiment d’enfermement sans doute, la difficulté d’exister en tant qu’artiste face à son mari, lui font tout quitter : le couple se sépare en 1952, ils laissent les enfants dans une « garderie », quelques mois pus tard ils les abandonnent officiellement (François sera adopté et Mousse sera élevée par ses tantes paternelles). A partir de là, Suzanne vivra ici et là, seule ou en couple, elle exerce divers métiers, elle ira jusqu’en Europe, à New York où elle côtoiera Jackson Pollock, elle accompagnera un mouvement de libération des Noirs jusqu’en Alabama. Elle peint, elle écrit mais après 1964 on n’entendra plus jamais parler d’elle sur la scène artistique, jusqu’à la réédition de son recueil de poèmes en 1980. 

J’ai conscience d’en dire beaucoup peut-être, mais cette femme est tellement intéressante et il me fallait vérifier si cette femme avait bien existé, ce qu’elle avait fait, qui étaient les artistes qu’elle a fréquentés. Peut-être aussi ce besoin d’informations était-il nécessaire pour contrebalancer les émotions de cette lecture, de ce texte qui m’a happée dès les premières pages. Au départ, on sent Anaïs Barbeau-Lavalette remplie d’amertume, de ressentiment envers cette grand-mère qui a abandonné sa fille (la mère d’Anaïs) et n’a jamais – ou si peu – cherché à renouer le contact, qui est morte seule dans son appartement d’Ottawa en 2009. Quand cet appartement est vidé, l’autrice récupère un carton de lettres, d’articles de journaux, à partir desquels elle va chercher à savoir qui était Suzanne Barbeau. Elle a même engagé une journaliste-détective pour compléter ses recherches : c’est très émouvant de lire la liste des personnes qu’elle remercie à la fin du livre. 

Au final, elle dresse le portrait d’une femme qui ne s’est jamais laissé enfermer et qui, pour cela, a fui régulièrement, une femme qui ne s’est jamais revendiqué comme féministe mais qui a voulu vivre ses aspirations intellectuelles, artistiques tout en vivant l’amour et la maternité, une femme qui a fui ces attaches-là en s’arrachant le coeur pour vivre libre et qui a payé au prix fort cette liberté. Une femme et après elle, une génération de femmes à laquelle je n’ai pu que m’attacher, même si elle m’a elle aussi déchiré le coeur à plusieurs reprises. Sans doute est-on plus facilement happé(e) dans ces pages qu’Anaïs Barbeau-Lavalette s’adresse directement à Suzanne, en « tu », et son écriture sensible fait le reste.

Coup au coeur donc, et sans aucun doute une de mes plus belles lectures de l’année.

« Dans le train, de retour vers Ottawa, tu as l’impression qu’il n’y a que toi qui bouges et que le reste est immobile. Une nuit épaisse rayonne dehors. Tu tiens l’encre aspirante de Marcel serrée dans ta poche. Tu as un geyser dans le ventre et rien autour ne semble capable de l’accueillir.

Tu ne savais rien de Montréal. Rie qu’Hilda Strike et des miettes de Duplessis.

Tu ne sais pas grand-chose de plus. Sauf une porte ouverte sur des corps mouvants, qui parlent fort dans un nuage de fumée, qui goûtent et partagent le vin en réfléchissant à des formes obscures et invitantes.

Tu sais aussi que ces gens-là te redonnent le goût de l’autre.

Tu étais une île, et tu sens que tu as peut-être un pays.

Tu reviens donc chez toi en ébullition. Les jours reprennent leur cours, mais tu les traverses autrement. Portée par le courant. Tu sais maintenant que tu as un ailleurs.

Ce que tu ne sais pas, c’est que tu en auras toujours un, et jamais le même. Ce sera ta tragédie. » (p. 86-87)

« Montréal a quelque chose de toi. La langue, peut-être, d’abord. Toi qui aimes tant les mots, tu es ici en ton pays.

Contrairement à ton bord de rivière, ici, la langue française fait l’objet d’encensement et de louanges de toutes sortes. On la célèbre dans des congrès, on fonde des sociétés pour sa défense, sa conservation, son épuration…

Ton père serait fier de te voir baigner en cette terre où la langue est un joyau. » (p. 97)

« Tu prends enfin la main de Mousse dans la tienne et y déposes la promesse brûlante de ton envol. En espérant qu’un jour, elle s’y abreuvera.

Mais Mousse a trois ans et c’est dans tes jupes et tes chansons qu’elle existe. C’est dans l’effluve rassurant de ton cou et l’antre  de tes bras refermés sur elle qu’elle trouve son souffle.

 Ce matin-là, sur une route de terre sans fin, tu lui passes la corde au coeur, tu lacères ce qui la relie au monde. » (p. 222)

« La soirée se poursuit. Tu n’y cherches qu’une alcôve pour t’y perdre une dernière fois dans le corps fragile de cet homme-là. Pour vous retrouver un temps dans la liberté terrifiante de ceux qui restent seuls. » (p. 236)

« Deux cent trente sept, 122 Street. Harlem est noir. Exclusivement. Tu le sais. Tu le sens, en y pénétrant. Et tu retrouves ton statut d’intrus. Cet état que tu connais en profondeur. Ce sentiment de non-appartenance. Tu le portes depuis l’enfance. Tu le connais si bien qu’il te rassure. Tu te sens en terrain connu : différente. » (p. 271)

« Tu as déserté. Tu as tiré sur tes racines. Ça saigne. Mais tu ne panses rien. Tu iras jusqu’au bout de ton sang et nageras dedans. » (p. 273)

Anaïs BARBEAU-LAVALETTE, La femme qui fuit, Editions Marchand de feuilles, 2015

L’avis de Karine

Québec en novembre – Catégorie Grand champion (prix des libraires 2016) et J’aurais voulu être un artiste

Le livre a aussi traversé l’Atlantique et est édité au Livre de poche.